Slow is beautiful

Mathieu Eveillard
4 min readSep 8, 2021
Photo of a turtle by Nick Abrams on Unsplash

Je nourrissais de longue date l’envie de créer un produit. Quelques tentatives infructueuses mais riches d’enseignements, puis, voici un an, une piste prometteuse avec un logiciel facilitant le quotidien des entraîneurs de course à pied et triathlon. Deux premiers utilisateurs enthousiastes, l’impression d’apporter de la valeur et dès lors une question : comment s’organiser pour faire grandir cette jeune pousse ? Me consacrer pleinement à son développement pendant un temps donné ? 1 an, 2 ans ? Ce serait en effet la garantie de faire avancer les choses, mais était-ce pour autant la meilleure approche pour moi ?

D’instinct, me consacrer à temps plein au développement d’un produit n’était soutenable ni financièrement, ni psychologiquement. C’eût été une pression constante et l’impression d’avoir un pistolet sur la tempe pour répondre à des questions auxquelles seul le temps long peut apporter des réponses. Ainsi, j’ai choisi de développer cette activité en marge d’une activité principale, rémunératrice et plus sûre.

Au moins trois raisons viennent étayer cette intuition :

  1. Avant toute chose, on construit un produit pour et avec des utilisateurs. Ce qui rend une application vraiment bonne et désirable, c’est le retour d’expérience acquis au fil des jours, des petites améliorations auxquelles on n’avait pas pensé mais qui font toute la différence. Ce recueil d’expérience s’inscrit dans le temps long car il se nourrit de l’interaction renouvelée quotidiennement des utilisateurs avec le produit. Le temps long d’où, déjà, la nécessité de “m’acheter du temps”.
  2. D’autre part, le développement d’un tel logiciel n’offre aucune perspective de rémunération avant des années, rendant nécessaire l’ouverture du capital. Dès lors, c’était courir le risque de voir le projet dénaturé par des investisseurs poursuivant des objectifs exclusivement financiers. Souhaitant contrôler le devenir de ce logiciel, je devais me résoudre à ne pas le développer aussi vite qu’il eût été possible en allant chercher ces financements. D’autant que le produit, dans sa définition actuelle, se destine à un marché de niche : l’équation économique y est fragile et l’embauche de plusieurs développeurs serait difficilement soutenable.
  3. Et, sur un plan plus personnel, bien que désireux d’explorer de nouvelles terres, je devais composer avec un atavisme familial se traduisant par une forte aversion au risque. Mes parents, oncles, tantes et aïeuls ont tous embrassé des carrières de la fonction publique qui, si elles vont avec leurs servitudes, offrent en contrepartie une sécurité d’emploi souvent recherchée : armée, éducation nationale, médecine du travail, assistance sociale… Ainsi, la prise de risque me faisait peur autant qu’elle m’attirait et je devais l’apprivoiser par étapes : impossible pour moi de “tout plaquer” comme le voudrait le mythe de l’entrepreneur visionnaire.

L’enjeu était donc de créer un écosystème propice à l’entrepreneuriat. A ce stade de ma carrière, exercer en tant qu’indépendant était une voie plutôt naturelle : un certain savoir-faire (développement, formation, coaching et direction technique), un réseau professionnel et plusieurs amis que je ne remercierai jamais assez d’avoir ouvert la voie de l’indépendance : il ne me restait plus qu’à marcher dans leurs pas.

Me concernant, la clé a été de définir dès le départ un ratio cible de 50/50 entre la prestation de service, qui subvient à mes besoins, et le développement de produit, par nature plus incertain. La tentation était grande de facturer toujours plus pour asseoir mon activité, mais c’eût été au détriment du développement logiciel.

D’autres choix personnels ont facilité mon cheminement vers l’entrepreneuriat, au premier rang desquels un choix immobilier : s’endetter sur plusieurs décennies pour acquérir à Paris un appartement qui forcera l’admiration de mes amis et ma famille, ou bien acheter en province un appartement plus modeste ? J’ai sciemment fait le choix d’un mode de vie sobre, qui rend l’argent moins nécessaire : dépenser moins pour un peu plus de liberté.

Un regard extérieur dira peut-être que cette approche est de toute évidence vouée à l’échec : ce n’est pas ainsi qu’on fait grandir une entreprise ! Plusieurs concurrents ont investi le marché, ne faudrait-il pas effectivement redoubler d’efforts ? C’est possible. Mais au fond, tout dépend de l’objectif.

Loin de moi les rêves de grandeur. Je suis mû par l’envie d’être utile à mon prochain et de travailler selon mes propres standards de qualité. Ce sentiment constitue dès aujourd’hui une rémunération bien réelle. Si, à terme, ce produit permet de générer un revenu passif, je n’y verrai qu’un motif de satisfaction supplémentaire. Au fond, ce sont la colère et le désespoir qui m’ont guidé, la nécessité de donner du sens à une carrière qui n’en a pas.

Peut-être est-ce le reflet d’une position de vie. Je ne comprends pas la volonté affichée de nombreuses start-up de se muer en licornes, voire en décacornes ! Qu’une telle ampleur financière advienne, soit, mais ériger cela en objectif me paraît pour le moins suspect : comment ne pas y voir des “vanity metrics”, autrement dit l’égo des fondateurs exposé au grand jour ? Comment ne pas y voir une pensée incantatoire, comme si de grands moyens traduisaient à eux seuls la réussite d’une entreprise ?

Alors, par contraste, je proclame : “Slow is beautiful”.

L’approche décrite au travers de ces lignes relève de “l’effectuation”. Ce terme, consacré par P. Silberzahn dans le livre du même nom, décrit une approche entrepreneuriale pragmatique, sobre et opportuniste basée sur une logique de moyens. Cette approche contredit le mythe de l’entrepreneur visionnaire et prêt à tous les risques, entretenu par les plus grands noms de la Silicon Valley, et décrit la réalité de 90% des entrepreneurs “silencieux” et non moins couronnés de succès.

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