“C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche”

Mathieu Eveillard
4 min readMay 19, 2021

Pierre Soulages

Image illustrant une ligne de crête en haute montagne.

Voici un peu plus de six mois, je quittais mon employeur et devenais moi-même entrepreneur. J’étais alors mû par une force sur laquelle je parviens seulement à mettre des mots.

Dire que j’étais avide d’indépendance relève de la tarte à la crème, mais c’est une évidence qui n’en est pas moins vraie. D’autant plus dans une activité de service — management et coaching d’équipes de développement logiciel — qui occupe 50% de mon temps. J’ai personnellement goûté aux grands classiques de la prestation informatique que sont l’offre sous-chiffrée pour remporter le marché, où l’on vous prie ensuite de “bien vouloir faire preuve d’un peu de bonne volonté” (engagement au forfait), et le commercial qui se pointe la bouche en cœur avec une mission “faite pour toi” dont tout ce qu’il sait tient sur un demi post-it et provient d’une connaissance du frère d’un copain (placement en régie). Ironiquement, je me découvre bien meilleur à me promouvoir que ces intermédiaires qui ne connaissent pas mon métier.

A présent indépendant, ayant l’expérience et le réseau nécessaires pour contractualiser sans intermédiaire, je suis libre de prendre les engagements qui me siéent et de faire occasionnellement les concessions que j’estime nécessaires et que je sais pouvoir accepter émotionnellement. Une chance que je savoure pleinement, d’autant que pour la première fois de ma carrière, on vient à moi : on me sollicite, par recommandation d’anciens clients.

Dire que je dispose à présent de mon temps est une autre évidence, mais n’est-ce pas le goût si précieux de la liberté ? Ce temps, je choisis de le répartir équitablement entre une activité relationnelle (management, coaching) et une activité créative (édition de logiciel). Les deux sollicitent des zones différentes de mon cerveau, de sorte que quand je suis fatigué de l’une, l’autre me repose et cela constitue l’une des clés de ma productivité. Un tel usage du temps, et pour tout dire un tel grand écart, est de mon expérience difficile à faire accepter en tant que salarié car peu “lisible” et contraignant, alors même qu’il est essentiel à mon bien-être et au développement de mes compétences. Par mon nouveau statut, je n’ai à me justifier auprès de personne.

Pourtant, les mois passant, j’ai découvert en moi une motivation plus profonde et plus structurante : celle de vivre en responsabilité.

En tant que salarié, la tentation était grande de formuler des reproches à l’encontre de mon employeur en tant qu’employeur. Non pas que ces récriminations fussent nécessairement injustifiées, mais plutôt que la position-même d’employé me conduisait à m’opposer à mon employeur. Comme si la présence d’un employeur, incarné par un chef, constituait une incitation naturelle à formuler des doléances, tel un adolescent s’opposant à son père : “les moyens ne me sont pas donnés de faire du bon travail”, “je ne suis pas reconnu à ma juste valeur” ou, plus profondément, “nous n’avons pas les mêmes valeurs”. Si ces arguments me paraissent justifiés, même rétrospectivement, ce fut toutefois une négociation constante avec moi-même pour ne pas tomber dans la facilité d’une opposition systématique : avoir quelqu’un à qui faire des reproches. Une véritable ligne de crête.

A présent, si je dois formuler des reproches, c’est à moi-même, et c’est très profondément ce à quoi j’aspirais. Je suis libre d’essayer, de me tromper, d’ajuster, de réussir. Mon attention, autrefois focalisée sur l’appréciation par un tiers de mes actions, se porte à présent sur l’action elle-même. Au risque d’être pompeux, je dirais que c’est une éthique de vie, une éthique de la responsabilité.

Poussant le principe à son extrême, je travaille avec des préavis courts (15 jours calendaires), voire sans préavis : mes clients peuvent se séparer de moi du jour au lendemain. Ainsi, s’ils consentent jour après jour à faire appel à mes services, à des taux journaliers élevés, c’est qu’ils considèrent en avoir pour leur argent — ou qu’ils sont en proie au biais d’investissement, mais chut !

Bien avant les autres avantages, c’est là le principal bénéfice que j’ai découvert au statut d’indépendant/d’entrepreneur : me rassurer sur ma valeur et faire taire un tant soit peu cette voix intérieure qui vous crie “I’m a fraud” — le bien connu syndrome de l’imposteur. Voix qui, lorsqu’elle est à son paroxysme, vous conduirait presque à agir en imposteur afin de trouver une forme de cohérence interne.

En somme, faire la paix avec soi-même.

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